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Ni comme ma mère ni comme mon père: un livre percutant PDF Print E-mail
Written by Magalie Lefebvre Jean UNE COURTOISIE © ÉDITIONS HURLANTES ÉDITRICES https://www.hurlanteseditrices.com/   
Tuesday, 16 July 2024 15:34

 

Qui es-tu?

Les questions telles que «D’où viens-tu?» ou «Quel est ton mélange? » semblent très banales, tant sur le plan littéraire que discursif. Pourtant, les travaux de Jilian Paragg (2017), fortement inspirés de ceux de Jin Haritaworn (2012), affirment que ces questions sont des moments clés de production raciale pour les deux personnes qui interagissent. D’un côté, la personne qui interroge, peu importe sa position sociale, oppose d’emblée les personnes racialisées blanches comme des catégories distinctes. L’image la plus répandue est le «Nous» versus les «Autres», les «Autres» étant les personnes de couleur.

Cela devient évident à travers la question «qu’est-ce que vous êtes (what are you?) », car elle sous-entend un «point d’entrée» ou une temporalité supposée (par exemple : «à quel moment êtes-vous devenu mixte? »). Comme le souligne la sociologue Paragg, la mixité est souvent perçue comme quelque chose dans laquelle on «entre», en raison du «mélange des lignes sanguines distinctes des parents, ce qui reflète un récit de parenté conforme à la norme hétéronormative. »

La question insinue une discontinuité raciale chez les corps biracialisés, en fonction des préjugés liés à la couleur de la peau. Maddox et Gray (2002) décrivent une tendance à percevoir ou à se comporter différemment envers les membres d’une catégorie raciale en fonction de la clarté ou de la noirceur de la peau (skin tone bias). Puisque la race est, de manière générale, comprise de manière binaire (on reconnaît qui est Noir et qui est blanc visuellement), la question soulève donc une «ambiguïté raciale». De la même manière que la mixité était jugée à l’époque coloniale comme illogique et inhabituelle — en d’autres mots, elle n’aurait pas dû exister —, elle dévoile aujourd’hui un malaise racial, un accro dans le lignage. Néanmoins, les personnes biraciales ont une agentivité (action de choisir pour elles-mêmes, notamment leur identité raciale) à part entière.

En plus d’être empreinte d’un lourd bagage historique, la «simple» question «qu’est-ce que tu es ?» est contraignante, car elle suggère une réponse limitante et normative (perçue comme la norme), soit la provenance des parents. Cependant, la subjectivité de Laura, d’Eugénie, d’Aisha1 et de toutes les personnes biraciales dépasse largement la somme des nationalités des parents. Ces personnes ont un parcours racial expérientiel unique ancré dans un espace géographique donné. Ainsi, chaque société, et même chaque individu, entrevoit différemment son rapport à la mixité raciale, ce qui teinte l’expérience globale.

Par ailleurs, les recherches suggèrent que les identités raciales se juxtaposent à plusieurs autres facettes. Le sexe, le genre, la classe sociale, l’âge, la langue, la religion, la présence d’un handicap visible ou invisible, le poids, la nationalité, etc. ont également des impacts majeurs sur la manière de vivre la race. Il faut donc prendre en considération les décalages potentiels entre les différentes facettes identitaires et leurs intersections. Il existe peu de discussions sur l’art d’exister dans une relation mutuellement constitutive. En revanche, si une chose est certaine, c’est que les oppressions s’articulent entre elles et se renforcent. L’exemple que j’aime donner est celui où j’ai compris le concept d’intersectionnalité pour la première fois. J’habitais en Alberta, à Banff, et je cherchais un emploi. Je me souviens très bien de ce que le gérant du restaurant où j’avais apporté mon CV m’avait dit: «Tu es une femme, tu es francophone, tu as des dreads et tu es Noire! Bonne chance pour te trouver un emploi dans la région!». C’est ainsi que j’ai compris que l’accumulation et l’articulation de mes différentes facettes identitaires me marginalisaient davantage et étaient vues comme négatives aux yeux de ce gars-là, oui, mais que c’était également représentatif de la pensée d’une population conservatrice.

Quoi qu’il en soit, la fréquence des questions identitaires posées aux personnes racisées semble normalisée. C’est un enjeu réel quant à la manière dont les personnes biraciales se définissent, car les interactions sociales, marquées par des microagressions, ont un effet durable sur la construction de leur identité.

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À propos de l’autrice:

Magalie Lefebvre Jean est une femme biraciale d’un père haïtien et d’une mère québécoise. Elle a obtenu une maîtrise en sociologie avec une spécialisation en études féministes et de genre. Ses conversations préférées portent sur les tensions raciales, les rapports sociaux de genre et la fin du monde. Épicurienne de la beauté sous toutes ses formes, elle peut également passer des heures à vous parler de plantes, d’étoiles et … de crème glacée!

Multipotentialiste, elle a combiné divers emplois en coopération internationale et en tant que guide de plein air, avant de devenir coordonnatrice d’un collectif de recherche sur les migrations et le racisme à l’Université d’Ottawa, où elle œuvrait comme commissaire à l’équité. Elle est enseignante de sociologie au Cégep et à l’université, ainsi qu’entrepreneuse-savonnière quand il lui reste du temps…

[Notes de la rédactrice en chef] : Les extraits ci-dessus proviennent de l’excellent premier essai (qui devrait être traduit en plusieurs langues) de l’auteure intitulé Ni comme ma mère ni comme mon père de la maison d’édition Hurlantes éditrices. https://www.hurlanteseditrices.com/, This e-mail address is being protected from spambots. You need JavaScript enabled to view it . Le livre de Magalie Lefebvre Jean est parmi l’un des meilleurs sur la question de la biracialité car il offre une superbe et brillante analyse concernant cette réalité tout en prenant en considération divers aspects: au niveau personnel, professionnel, historique, systémique, etc. Les lecteurs trouveront une très riche bibliographie à la fin de l’ouvrage ce qui leur permettra d’approfondir davantage leurs connaissances sur les thèmes traités.  Un documentaire fort intéressant pourrait être tiré de ce livre.

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1 Note explicative de la rédactrice en chef:  Il s’agit des prénoms des femmes interrogées au Québec par l’autrice qui ont témoigné sur leurs expériences au niveau de la biracialité.