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Les Blancs dans les films noirs : le tabou des relations interraciales Partie I PDF Print E-mail
Written by DR Anne Crémieux PH.D. Une courtoisie © Editions l’Harmattan www.editions-harmattan.fr   
Saturday, 09 July 2016 00:00

 

 

À l’exception de quelques films qui traitent des relations entre les Blancs et les Noirs, le monde des films réalisés par des Noirs américains au début des années quatre-vingt-dix est peuplé presque exclusivement de Noirs. Les films font référence aux Blancs mais ces derniers sont physiquement très peu présents. Les race movies d’Oscar Micheaux, de la Lincoln ou de Spencer Williams ne contiennent presque aucun personnage blanc. Beaucoup de films se déroulent au sein des quartiers noirs et reflètent donc la réalité du cloisonnement racial aux États-Unis. Les films afro-américains, en partie en réaction aux films hollywoodiens où les personnages noirs sont systématiquement coupés de leur communauté, ne s’intéressent en général que de manière très périphérique aux relations que les personnages principaux entretiennent avec les Blancs : rapports avec la loi, la police, parfois l’assistance sociale, rapports – généralement empreints de mépris mutuel – avec un professeur blanc, ou encore rapports avec un voisin qui n’a pas sa place dans le quartier. Enfin, les Blancs ont souvent le rôle des hors-la-loi, des mafieux ou tout simplement des « méchants ». Il n’y a que peu de films où les relations entre les Blancs et les Noirs soient au centre de l’intrigue.

Cette analyse s’applique d’autant plus lorsqu’il s’agit de relations amoureuses et sexuelles. En 1930, le code de production de Hollywood (ou code Hays), dans la section II (Sex), stipule en sixième point : « la miscegenation (les relations sexuelles entre les races blanche et noire) est interdite. » Ce code a été strictement respecté jusque dans les années soixante.

De même qu’il y a eu une réécriture de la sexualité noire par les cinéastes afro-américains, le tabou des relations sexuelles entre Noirs et Blancs a connu une réelle transformation avec les réalisateurs noirs. Le sujet reste néanmoins délicat : il n’est que rarement évoqué et presque toujours réprouvé. On peut sans difficulté passer en revue les occurrences de relations sexuelles interraciales dans les films afro-américains depuis 1987. Il semble en effet n’y avoir que huit films concernés par la question : Jungle Fever (Spike Lee, 1991), Devil in a Blue Dress (Carl Franklin, 1995), One False Move (Carl Franklin, 1992), Mo’ Better Blues (Spike Lee, 1990) et Waiting to Exhale (Forest Whitaker, 1995), Girl 6 (Spike Lee, 1996), Rosewood (John Singleton, 1997) et Save the Last Dance (Thomas Carter, 2001).

Dans Jungle Fever, Flipper Purify (Wesley Snipes), marié à une femme noire qu’il aime, rencontre Angela Tucci (Annabella Scorria), une Italo-américaine qui doit s’occuper de son père et de ses deux frères qui l’empêchent de vivre sa vie de femme. Spike Lee décrit deux communautés profondément racistes.

Devil in a Blue Dress est adapté d’un roman de Walter Mosley. Ezekiel Rawlins (Denzel Washington) est contacté par un détective blanc pour le relayer sur une affaire qui exige une enquête à Harlem. Il s’agit de retrouver une femme blanche, Daphne Monet (Jennifer Beals), qui s’avère posséder des photos compromettantes du futur maire. Elle veut les faire parvenir à son rival politique, Todd Carter, afin que celui-ci puisse réintégrer la course électorale. Ce rival est en fait le fiancé de Daphne Monet. Il a dû se retirer de la course électorale car leurs adversaires menaçaient d’informer la presse que Daphne Monet avait une mère créole. Ezekiel Rawlins règle l’affaire sans que la police s’en mêle et les photos sont remises à Todd Carter qui peut se présenter, mais les fiançailles sont néanmoins rompues, malgré tous les efforts de la femme métisse.

One False Move se déroule entre Los Angeles et Star City, Arkansas, où le shérif Dale Dixon (Bill Paxton) aide deux policiers de la ville à traquer trois criminels en cavale (un homme blanc, un homme et une femme noirs). Le shérif se révèle être l’ancien amant de la jeune femme noire (Leila) qui a un enfant de lui. Il est lui-même marié et a un enfant plus âgé que celui de Leila.

Mo’ Better Blues a pour personnage principal Bleek Gillian (Denzel Washington), un jazzman à la tête d’un petit groupe de musiciens, dont l’un (Giancarlo Esposito) sort avec une Française insupportable qui accuse leur manager (Spike Lee) de « racisme inversé ».

Waiting to Exhale, construit comme un soap opéra, relate les amours de quatre femmes noires, d’un 4 juillet à l’autre. L’une d’elles divorce de son mari qui la quitte pour vivre avec une femme blanche.

Girl 6 a pour personnage principal une employée de téléphone rose. Elle se sent seule et accepte la proposition d’un de ses clients blancs de la rencontrer. Elle se rend au rendez-vous, il ne la reconnaît pas (il pense sans doute qu’elle est blanche), elle le laisse repartir sans lui avoir parlé.

Rosewood raconte la destruction d’un village noir par un village blanc suite au soupçon non fondé du viol d’une femme blanche par un homme noir. Le propriétaire blanc du commerce local couche avec son employée noire.

Enfin, Save the Last Dance est une histoire d’amour difficile entre deux lycéens. Sara déménage dans le quartier noir de Chicago pour vivre avec son père suite à la mort de sa mère. Elle est l’une des seules élèves blanches de son lycée. Elle veut devenir ballerine. Elle tombe amoureuse de Derek qui lui fait découvrir le hip-hop, tout en l’aidant à améliorer sa danse classique.

Excepté Save the Last Dance, aucune des histoires d’amour interraciales de ces films ne se termine bien pour le couple, alors que tous les films américains réalisés par des Blancs évoquant le problème des relations interraciales, de Guess Who’s Coming to Dinner (Stanley Kramer, 1967) à One Night Stand (Mike Figgis, 1997), se terminent sur une note optimiste (excepté Othello – Oliver Parker, 1995 et O – Tim Blake Nelson, 2001, adaptations de la pièce de Shakespeare). L’approche des cinéastes noirs est tout à fait différente : le but n’est pas de braver un tabou mais d’en analyser le fonctionnement et les raisons qui conduisent, dans ces cas précis, la relation interraciale à l’impasse.

La stérilité de la transgression du tabou est illustrée de manière graphique par les panneaux indicateurs du générique de Jungle Fever : le nom de Spike Lee est inscrit dans un losange jaune au-dessus d’un panneau de sens unique ; le titre du film apparaît sur la barre blanche d’un sens interdit. Flipper Purify explique d’ailleurs à Angela qu’il est absolument hors de question qu’il ait des enfants « moitié blancs moitié noirs. » De même dans Waiting to Exhale et Mo’ Better Blues, les hommes qui choisissent de vivre avec une femme blanche sont des traîtres, qui voudraient être blancs.

Le rejet de la relation interraciale par les cinéastes noirs américains semble assez général. Le sujet est aussi rarement évoqué que par les réalisateurs blancs. Cependant, ces constatations ne prennent pas en compte le discours global des films sur les relations amoureuses et sexuelles entre les races, discours en général beaucoup plus complexe chez les réalisateurs noirs que chez les réalisateurs blancs. Par exemple, dans Save the Last Dance, qui se termine par la réconciliation du couple interracial, les difficultés qu’ils rencontrent impliquent certaines contradictions. Ainsi, la sœur de Derek, malgré son amitié pour Sara, ne peut s’empêcher de lui reprocher de contribuer au « vol » des meilleurs hommes noirs par des femmes blanches. Elle se sent coupable de faire ce reproche, tout en étant persuadée de sa logique.

Contrairement aux films réalisés par des Noirs (y compris Save the Last Dance), lorsqu’il y a relation sexuelle interraciale (filmée ou non) dans un film réalisé par un cinéaste blanc, les différences culturelles entre l’homme et la femme, lorsqu’elles sont évoquées, sont très largement minimisées. C’est le cas dans Jumpin’ Jack Flash (Penny Marshall, 1986), The Bodyguard (Mick Jackson, 1992), Zebrahead (Anthony Drazen, 1992), Made in America (Richard Benjamin, 1993), Corrina, Corrina (Jessie Nelson, 1994), Strange Days (Kathryn Bigelow, 1995) ou enfin One Night Stand (Mike Figgis, 1997).

Dans Jumpin’ Jack Flash, Whoopi Goldberg sert d’intermédiaire à un agent secret anglais. Ils ne se connaissent pas et communiquent par e-mail. Whoopi Goldberg a l’occasion de lui révéler qu’elle est une femme mais ne lui précise jamais qu’elle est noire, ce qui ne provoque d’ailleurs aucune réaction chez lui lorsqu’ils se rencontrent à la fin du film. Dans The Bodyguard, la question raciale est à peine évoquée et ne provoque d’ailleurs pas de conflit. Kevin Costner joue le rôle d’un personnage solitaire qui ne se confie à personne. En revanche, Whitney Houston le présente à sa sœur qui bien que réticente accepte ce choix. Zebrahead se passe à Detroit. Zack (Michael Rapaport) tombe amoureux de Nikki (N’Bushe Wright). Zack est deejay, son meilleur ami est noir, son amour pour la culture noire anticipe donc sa relation avec Nikki. Dans Made in America, où Whoopi Goldberg découvre que la banque du sperme a donné à sa fille un géniteur blanc, le père, un concessionnaire automobile joué par Ted Danson, n’est évidemment pas raciste, seule Whoopi Goldberg est véritablement choquée par la situation. (Le couple Ted Danson – Whoopi Goldberg faisait à l’époque beaucoup parler de lui, ils se sont mariés peu de temps après la sortie du film). Corrina, Corrina se situe dans la fin des années cinquante et c’est encore Whoopi Goldberg, avec Ray Liotta cette fois, qui choisit contre l’avis des voisins et des deux familles de se mettre en ménage avec son employeur. Les différences culturelles ne sont pas gommées mais sont présentées de manière entièrement positive : Corrina apporte la joie de vivre et le rythme afro-américain à ce compositeur de messages publicitaires musicaux.

One Night Stand, comme Jumpin’ Jack Flash et Made in America, n’ont pas été écrits pour des acteurs noirs, mais respectivement pour Nicolas Cage, Shelley Long et Jessica Lange, il est donc relativement logique que les personnages incarnés par les acteurs noirs présentent des caractéristiques très universelles.

Dans Strange Days, Ralph Fiennes embrasse Angela Bassett tout à la fin du film alors qu’elle est amoureuse de lui depuis le début. Sa couleur de peau n’est pas un élément de caractérisation, à moins qu’on n’y voie la raison de la non-consommation de leur amour. Enfin, dans One Night Stand, Wesley Snipes a une aventure avec une femme blanche d’origine allemande mariée à un Américain blanc. Il abandonne sa femme asiatique après avoir découvert qu’elle couchait avec le mari de sa maîtresse. Son personnage ne revêt aucune caractéristique que l’on pourrait qualifier d’ethnique. Ainsi, Wesley Snipes (Max) retrouve Natassja Kinsky (Karen) à un concert de musique classique dont ils sont tous deux amateurs. Ils vont ensuite boire un verre, elle choisit une chanson de blues, ce qui étonne et touche Max. Ils partagent donc la même culture, qui n’est ni noire ni blanche, mais simplement américaine. Karen est en fait allemande, même si elle ne présente aucun signe d’appartenance à une culture européenne.

[…] Halle Berry avait déjà été la partenaire d’un homme blanc dans Bulworth (Warren Beatty, 1998) et Swordfish (Dominic Sena, 2001) comme ensuite dans Die Another Day (Lee Tamahori, 2002). Tous ces films réalisés par des Blancs se terminent « bien » pour le couple interracial, alors que tous les films réalisés par des Noirs se terminent « mal » (à l’exception de Save the Last Dance, ainsi que de la relation périphérique à l’histoire entre Paulie (John Turturro) et Orin (Tyra Ferrell) dans Jungle Fever, dont le film ne donne pas l’issue).

Les réalisateurs afro-américains analysent les rapports interraciaux avec plus de complexité. Trois angles d’approche se dessinent : il y a le plus souvent une perspective historique des relations sexuelles entre Noirs et Blancs aux États-Unis, une présentation des difficultés sociales qu’impliquent ces relations, et enfin une description du racisme qui n’est pas présenté comme un tabou mais comme une réalité quotidienne.

En dépit de tous les arguments démontrant la transformation de la société américaine et l’évolution des relations sociales et raciales, le profond sentiment de rejet que la plupart des Américains, Blancs et Noirs, éprouvent pour le mélange des races, ne peut se comprendre sans faire référence à l’histoire. Ceci est très bien illustré par Jungle Fever, One False Move et Devil in a Blue Dress. Dans Jungle Fever, lorsque Flipper Purify présente Angela Tucci à son père (Ossie Davis), celui-ci, d’abord calme, leur fait un sermon de plus en plus agressif sur le désir de la femme blanche pour l’homme noir que le maître blanc lui interdit, alors que lui-même la délaisse pour les femmes noires qui lui appartiennent de par la loi esclavagiste. Il reproche à son fils le désir inverse, de vengeance envers l’homme blanc. Il est important que le père, ancien pasteur, précise qu’il a lui-même connu les lynchages pour viol de femmes blanches lorsqu’il était enfant dans le Sud des États-Unis. Présenté comme un fondamentaliste religieux extrémiste, le pasteur explique crûment cette curiosité que Flipper et Angela admettent ressentir et donne un fondement historique à la condamnation morale et physique que subissent les amants dans leurs communautés respectives.

[Cet extrait est tiré du livre Les Cinéastes noirs américains et le rêve hollywoodien, 2004 p. 113-116, Chapitre 5, des Éditions L’Harmattan http://www.editions-harmattan.fr/index.asp].

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1  À propos de One Night Stand, voir Norment, Lynn, Ebony Magazine, novembre 97, v53 n1, p. 188, également disponible sur http ://www.io.com/~gia/articles/ebony1997.html ; à propos de Jumpin’ Jack Flash et Made in America, voir Studio, « Les mots de Whoopi Goldberg, » n°92, novembre 94, p. 74, 75.

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À propos de l'auteure de cet article:  Anne Crémieux est maîtresse de conférences à l'université Paris-Ouest Nanterre où elle a obtenu son doctorat dans le domaine des études anglo-américaines.  Elle a publié Les cinéastes noirs américains et le rêve hollywoodien (L'Harmattan, 2004) (qui fait partie de notre top 20:  http://www.megadiversite.com/livres/153-le-top-20-des-livres-pour-lete-2013.htmlCinémaction n°146 : Les minorités dans le cinéma américain (Le Cerf, 2012). Elle a co-dirigé Histoire des Images en Amérique du Nord (Hazan, 2013), Understanding Blackness through Performance (Palgrave, 2013) et le n°96 d'Africultures:  Homosexualités en Afrique (Paris:  L'Harmattan, 2013). Elle a réalisé plusieurs courts-métrages et documentaires.  Elle écrit pour www.africultures.com depuis 1997.  L'article ci-dessus a d'ailleurs été diffusé sur ce site.  Vous pouvez la rejoindre à This e-mail address is being protected from spambots. You need JavaScript enabled to view it .